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Marie Minssieux-Chamonard, conservatrice à la Bibliothèque Nationale de France

jeudi 15 octobre
La parole à

Marie Minssieux-Chamonard nous fait le plaisir d'un entretien autour de l'œuvre de Michel Butor.

Portrait de Marie Minssieux-Chamonard
Portrait de Marie Minssieux-Chamonard

Ancienne élève de l’Ecole nationale des chartes, Marie Minssieux-Chamonard, née en 1974 est conservatrice en chef à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France. Spécialiste des livres d’artiste, elle est responsable des collections des XXe et XXIe siècles. Elle a été commissaire de plusieurs expositions à la BnF dont « Michel Butor: l’écriture nomade  » (2006), « Zao Wou-Ki: estampes et livres illustrés » (2008),  « Richard Prince: American Prayer » (2011), « Matthew Barney : la chambre de sublimation » (2013),  » Anselm Kiefer : l’alchimie du livre  » (2015). Elle prépare une exposition consacrée à Giuseppe Penone pour octobre 2021. Elle rédige actuellement une bibliographie des livres illustrés de Michel Butor (1962-2016) publiée par les éditions BnF.  Le premier fascicule couvrant les années 1962-1990 est paru en mai 2020.

De quand date votre première rencontre avec Michel Butor et dans quel contexte s’est-elle effectuée ?

J’ai rencontré Michel Butor très jeune, en 1997, lorsque j’étais encore élève à l’Ecole nationale des chartes. En dépit de l’excellence des cours et de l’ouverture des enseignements vers les arts du XXe siècle, j’aspirais à mieux comprendre les rouages de l’art contemporain. Je cherchais donc un sujet de thèse de l’Ecole des chartes qui m’amènerait à explorer les voies de la création contemporaine et à être en relations étroites avec le monde de la création littéraire et artistique, tant les écrivains et les artistes m’ont toujours fascinée. Je suis allée consulter Antoine Coron, alors directeur de la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France, qui m’a conseillé de travailler sur les livres d’artistes manuscrits de Michel Butor, sujet qui n’avait jamais été étudié jusqu’alors et qui, pour être bien traité, devait forcément passer par l’écrivain. Je me souviens qu’Antoine Coron a appelé devant moi Michel Butor pour lui exposer la situation et Michel a aussitôt accepté de me recevoir à Lucinges. 

C’est ainsi qu’à l’été 1997 je me suis rendue, toute intimidée, chez le grand écrivain dont j’avais étudié les romans en khâgne peu de temps avant. Je me souviendrai toujours de ma première visite à Lucinges, dans cette belle maison remplie jusqu’au plafond de livres et d’œuvres d’art, si chaleureuse et accueillante. Michel Butor, non seulement m’a encouragée à étudier ses livres d’artiste, mais il m’a aussi ouvert son carnet d’adresse en me recommandant à des dizaines d’artiste avec qui il avait travaillé. C’est ainsi qu’au cours de l’année 1997-1998 j’ai fait mon tour de France à la rencontre de peintres, de sculpteurs, de photographes ayant réalisé des livres d’artiste avec Michel Butor afin d’établir un catalogue des livres d’artistes manuscrits entre 1968 et 1998. Je fis ainsi la rencontre de Joël Leick à Thionville, d’André Villers à Mougins, de Bertrand Dorny et Anne Walker à Paris, de Julius Baltazar à Vitry, etc. J’ai gardé des liens d’amitié avec la plupart des artistes à qui j’ai rendu visite. Lors de ma soutenance de thèse à l’Ecole des chartes, située à l’époque sur la place de la Sorbonne, la plupart des artistes que j’avais étudiés sont venus me soutenir et même Michel Butor, qui m’a fait la surprise de venir en pleine soutenance, troublant durablement le jury et l’impétrante ! Son apparition fracassante est sûrement inscrite dans les annales de l’Ecole des chartes.

Portrait de Michel Butor
Portrait de Michel Butor ©AFP

Quelles ont été vos principales collaborations avec l’écrivain (travaux, expositions, publications) ?

Dès mon arrivée à la Réserve des livres rares de la BnF en 2004 on m’a chargé d’organiser une exposition sur Michel Butor pour ses 80 ans avec une collègue du département des manuscrits, ce qui représentait une chance inouïe de valoriser mon travail de recherche. Le défi pour moi a été de concevoir une exposition qui montre toute la richesse de nos collections et qui en même temps rende compte de l’univers de Michel Butor sans le trahir, lui qui déteste les formes figées, les classements, lui qui n’a cessé de traverser les frontières et d’inventer de nouvelles formes textuelles. Très vite le thème du voyage s’est imposé à nous. Le voyage est en effet très important dans sa vie depuis son premier voyage en Egypte où il est parti enseigner le français dans les années cinquante. Il n’a cessé depuis de sillonner la planète, de pratiquer en nomade son métier d’écrivain et de professeur conférencier, attentif au « génie du lieu ». Dans cette œuvre ouverte, le voyage y est à la fois source, thème et vecteur d’écriture : voyage à travers les villes et les continents, mais aussi à travers les genres littéraires (roman, poésie, essais), les expressions artistiques et leur mise en dialogue (musique, peinture, et l’immense floraison des livres d’artistes), voyage à travers les formes du livre, enfin voyage à travers les structures de l’écriture. D’où le titre de l’exposition : « Michel Butor, l’écriture nomade » et cette jolie représentation de la planète Butor par ce livre en forme de globe réalisé par Bertrand Dorny. L’exposition a tenté de recréer de façon ludique la « Planète Butor » ou la « Géographie butorienne ». En collaboration avec Michel Butor, nous avons élaboré un parcours en treize étapes, en treize lieux à la fois réels et fantasmatiques. A chaque lieu –ville, pays ou continent- étaient associés un thème et un livre-emblème. Ainsi était-il proposé un voyage non seulement dans l’espace mais aussi dans l’œuvre et dans la vie de l’écrivain ; s’écrivait donc sous les yeux du visiteur une manière d’autobiographie déguisée.

A la suite de cette exposition, Michel Butor a fait une importante donation de livres d’artiste et d’éditions originales afin de compléter notre fonds, déjà très riche. Ses livres d’artiste ont ajouté un intérêt significatif à notre collection de livres d’artistes et de bibliophilie, la plus importante au monde avec plus de 15 000 volumes. Ces livres précieux qu’on appelle « livres d’artistes » ou « livres illustrés de bibliophilie » réalisés par des artistes de courants esthétiques divers sont entrés dans les collections nationales dès la fin du XIXe siècle grâce au dépôt légal, aux dons et aux acquisitions et continuent d’être le cœur vivant de la Réserve des livres rares. Je voudrais ici insister sur l’importance des dons et sur la générosité des artistes qui offrent régulièrement leur production à la Réserve des livres rares. Grâce à eux, celle-ci peut s’enorgueillir d’être le conservatoire du livre d’artiste en France et le principal lieu de recherche sur ce genre artistique. Très prochainement, grâce à la générosité de Mme Cortot, la Réserve des livres rares de la BnF va accueillir un don très important de 120 livres d’artistes (imprimés et manuscrits) du peintre Jean Cortot.

 

Michel Butor l'écriture nomade
Michel Butor l'écriture nomade

Est-il possible de présenter le « fonds Butor » conservé par la BNF et le travail entrepris dans le cadre de la bibliographie récemment publiée ?

Couverture de la bibliographie des livres d'artiste imprimés de Michel Butor

Les livres de Michel Butor se trouvent conservés dans pratiquement tous les départements de la BnF : département littérature et art, département de l’audiovisuel, Réserve des livres rares, département des estampes et photographie et bien sûr dans le département des manuscrits. Cela représente plus de 1000 ouvrages et plus de 150 cartons de correspondance avec des éditeurs, des philosophes, des écrivains, des musiciens, des photographes et des peintres. Un océan à lui tout seul. A la Réserve des livres rares, le fonds Butor représente plus de 300 livres d’artiste réalisés de 1962 à nos jours. Cette collection remarquable s’est enrichie principalement par dépôt légal, complété par des dons et quelques acquisitions. Par exemple j’ai pu acquérir chez un libraire en 2011 le premier ouvrage de Michel Butor écrit à 17 ans, Noël 1943. Une petite édition placée sous l’égide du clan scout Saint-François Xavier et  illustrée de quatre gravures de son futur beau-frère, Jacques Bertoux !  Cette rareté méconnue des bibliographes de Michel Butor a été entièrement gravée sur linoléum à 54 exemplaires sur papier Canson et imprimés par le père de Michel Butor. On peut considérer que cet ouvrage est en réalité le premier livre d’artiste de Michel Butor. Ce dernier a de son vivant effectué des donations régulières à la BnF car il était, je crois, profondément attaché à la nationale. En sa mémoire, les filles de Michel ont souhaité perpétuer cette tradition en complétant notre collection en 2019 par le don de 84 livres. La BnF conserve désormais un des plus grands fonds de livres d’artiste de Michel Butor, avec le Manoir des livres à Lucinges, la bibliothèque Bodmer à Genève, la Bibliothèque municipale à vocation régionale de Nice et la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris. Dans le fonds Butor de la BnF, toutes les époques sont représentées, avec un point fort sur les débuts de réalisation des livres d’artistes (période 1962-1990) et  toutes les formes du livre pratiquées par l’écrivain, et notamment les livres manuscrits,  s’y trouvent. Les filles de Michel ont émis le souhait que la BnF engage le travail d’identification et de description de ces livres, afin de mieux les faire connaitre du grand public. J’ai eu l’honneur de me voir confier ce travail de longue haleine et de patience ! Car la plus grande des difficultés est de répertorier et de localiser les livres d’artistes de Michel Butor. En effet Michel n’avait pas forcément un exemplaire de chacun de ses livres chez lui, or il a travaillé avec plusieurs centaines d’artistes répartis dans toute la France ! L’aide des filles de Michel est absolument indispensable. La bibliographie publiée par les éditions de la BnF sur le portail Open Edition Books, accessible à tous et imprimable à la demande, couvrira les années 1962 à 2016. Quatre fascicules sont prévus pour les années 1962-1990, 1991-2000, 2001-2010 et 2011-2016. Le premier fascicule a été publié en mai dernier.

Quels sont vos projets d’expositions ou de publications dans les mois à venir ?

Pour l’année 2021 j’ai deux expositions en préparation. Tout d’abord pour juin 2021 j’organise une exposition de la donation de livres d’artistes de Jean Cortot dans notre galerie des donateurs. Puis à l’automne 2021 aura lieu une grande exposition consacrée au sculpteur italien Giuseppe Penone  avec qui je travaille depuis deux ans maintenant. Dans cette exposition construite à partir d’une œuvre spécialement réalisée par l’artiste pour la BnF seront présentés des livres d’artistes, des sculptures, des photographies et des œuvres plastiques inédites. Cette exposition prolonge le cycle d’expositions consacrées aux artistes d’envergure internationale dont le travail questionne la forme du livre et de l’écriture. C’est dans ce cadre que j’ai été commissaire de plusieurs expositions d’art contemporain à la BnF : Richard Prince en 2011, Matthew Barney en 2013 ou Anselm Kiefer en 2015.

Propos recueillis en septembre 2020