Catégorie: La parole à

Entretien avec Masataka Ishibashi et Momoko Fukuda, chercheurs et traducteurs de Michel Butor en japonais

jeudi 23 novembre
La parole à
Masataka Ishibashi et Momoko Fukuda accueillis par la Ville de Genève

Vous êtes accueillis par l’université de Genève pour une année. Pouvez-vous nous expliquer le contexte de cet échange universitaire et votre sujet d’étude?

Masataka

Momoko et moi avons eu la chance de pouvoir profiter ensemble de notre année sabbatique et Genève s’est imposée d’emblée comme destination. Ayant vécu six ou sept ans à Paris comme étudiants, nous cherchions à changer de cadre et de perspective. Et puisque nous nous occupons actuellement de la traduction collective des cinq volumes de Répertoire de Michel Butor dont les trois premiers volumes ont déjà été publiés aux Éditions Genki-shobo, il nous a paru opportun de poursuivre nos travaux pour le quatrième volume en respirant le même air que son auteur qui a commencé à enseigner dans cette ville en 1974, année de la publication de ce tome (et aussi celle de ma naissance, soit dit en passant). En outre, je m’intéresse personnellement à la notion particulièrement butorienne du « génie du lieu » et parmi quelques sites importants pour notre auteur, Genève me semblait un peu oublié par rapport à l’Égypte, les Etats-Unis, le Japon, Paris, Rome, Manchester, Venise, Nice, etc., etc.  Il va sans dire que la proximité de Lucinges avait un charme non négligeable. Heureusement, on nous a présenté M. Martin Rueff, professeur à l’Université de Genève et grand spécialiste de Rousseau (auteur cher à Butor), qui a bien voulu nous accepter comme « chercheurs d’excellence ». C’est ainsi que nous avons saisi l’occasion de nous installer dans cette ville fascinante.

Aviez-vous déjà séjourné en France et en Suisse par le passé ?

Masataka

Comme je vous l’ai dit dans ma réponse à la question précédente, nous étions étudiants à Paris pour préparer notre thèse de doctorat respectivement sur Marcel Proust pour Momoko (Les femmes tutélaires dans À la recherche du temps perdu : Approche intertextuelle de la figure de la servante, Honoré Champion, 2022) et sur Jules Verne (Le projet Verne et le système Hetzel, Encrage, 2015) pour moi (deux autres auteurs chers à Butor). Mais nous n’avions jamais eu l’occasion de séjourner en Suisse sauf quelques passages très rapides. En ce qui me concerne, la Suisse a été depuis toujours liée au nom de Sherlock Holmes ; c’était justement pour visiter les chutes de Reichenbach que je suis venu pour la première fois dans ce pays il y a 27 ans.

Quand avez-vous commencé à traduire les textes de l’écrivain Michel Butor en japonais ?

Masataka

Le premier livre que j’ai lu de Butor est L’Emploi du temps traduit par Toru Shimizu et illustré par Gregory Masurovsky. J’avais alors seize ans et n’avais jamais lu un roman pareil, ni au niveau de la forme ni de l’écriture. La liste des publications du même auteur, que j’ai trouvée à la fin de la version japonaise de Degrés (réalisée par un autre traducteur), m’a montré qu’il restait encore tellement à lire que j’ai décidé d’apprendre la langue française à l’Université. Dès l’origine, mon désir de lire les œuvres butoriennes non traduites en japonais se confondait avec celui de les traduire ; c’est que j’aurais voulu écrire comme lui. Or, je le répète, ce n’était pas à Michel Butor mais à Jules Verne que je devais consacrer mon mémoire de maîtrise, celui de DEA et ma thèse de doctorat ; Butor était tout simplement trop difficile pour moi… Après la soutenance de ma thèse et donc mon retour au Japon, j’ai rencontré un éditeur plus jeune que moi et qui se considère toujours comme butorien, Kentarô Nakamura. Quand Butor est venu au Japon en 2008, Kentarô m’a beaucoup aidé à organiser un colloque international autour de notre écrivain. Et juste après la mort de Michel Butor en 2016, Kentarô m’a proposé un grand projet : publier les Œuvres choisies de Michel Butor ! On a donc commencé à viser la Lune pour réaliser une partie de ce projet ambitieux, soit une traduction intégrale des cinq volumes de Répertoire.

 

Momoko 

Lorsque Masataka m’a parlé de ce projet, je n’étais pas trop sûre de pouvoir y arriver non seulement à cause de de la quantité de ces essais, mais aussi des sujets traités si étendus. Et pourtant, Masataka et Kentaro ont travaillé avec de la patience et une passion incroyable. Moi-même j’ai traduit une dizaine d’essais pour les trois premiers volumes, soit ceux sur Apollinaire, Poe, Cervantès, Laclos, Dostoïevski, Faulkner, Hokusai, contes de fées (Perrault, Madame d’Aulnoy), etc… A part Apollinaire à qui Butor consacre ses cours de l’année 1980-81 à l’Université de Genève, Butor semble avoir écrit un essai sur ces auteurs surtout à la demande de revues, d’éditeurs… donc un peu par hasard. Autrement dit, ces auteurs ou sujets se situent aux marges ou à la frontière de l’Univers Butor et les textes sur eux n’auraient pas été écrits, ces derniers faisaient donc partie des sujets potentiels et endormis. D’où l’aspect d’une causerie spontanée et improvisée de ces courts essais apparemment écrits d’une manière un peu différente que celle de traiter des auteurs du canon de la littérature française tels que Rousseau, Balzac, Hugo, Proust etc… Digressions d’une grande digression qu’est la série Répertoire, ils nous permettent de percevoir l’étendu et les possibilités d’un réseau étonnamment souple et changeant.

 

Que représente l’écrivain Michel Butor pour vous ?

Masataka

Il est pour moi un vrai maître dans le domaine de la littérature. Je ne m’en suis réellement rendu compte que lorsque la traduction collective de Répertoire a enfin démarré en 2019 : j’étais obligé d’organiser une équipe et de nous répartir la tâche. Traduire un auteur, c’est le meilleur moyen de le comprendre, dit-on souvent. Mais je voudrais corriger cette formule pour l’appliquer, pour l’instant, uniquement au cas de Butor en disant que traduire un auteur avec des autres, c’est le meilleur moyen de le comprendre. Le texte de Butor, avec tout ce qu’il y cite abondamment, n’avait jamais pénétré en moi plus profondément que lu avec sa traduction par d’autres. Je croyais avoir compris que la lecture, activité par excellence d’ouverture sur autrui, était le fondement de l’œuvre butorienne et je l’ai même écrit dans mon ébauche du prospectus des Œuvres choisies – mais je ne l’avais compris que théoriquement. Ce n’est que lorsque j’ai renoncé à le lire et à le traduire tout seul que j’ai réellement rencontré Michel Butor. Répertoire ne m’enseigne pas seulement sur les auteurs et les peintres qu’il traite, mais ce en quoi devrait consister la littérature.

Momoko

Je me souviens de ma première lecture de La Modification en français, lors de mon premier voyage en Italie il y a une quinzaine d’années. L’écriture de Butor est ainsi mêlée intimement avec mon voyage personnel.

La première fois que vous avez découvert Lucinges, sa maison et plus particulièrement son bureau, qu’avez-vous ressenti ? Est-ce que cela correspondait à ce que vous aviez imaginé ?

 

La maison d'écrivain Michel Butor, 2020 ©Archipel Butor

Masataka

Évidemment, j’ai été ému en me trouvant pour la première fois devant cette maison. L’écrivain l’a achetée juste deux ans avant sa retraite, ce qui signifie qu’il a choisi Lucinges non pas pour une quelconque commodité mais parce que cet endroit lui convenait parfaitement pour y rester jusqu’à ses derniers jours. Il me semble que ce choix a fait de Lucinges une de ses œuvres. La tombe de Michel et de Marie-Jo donne sur un panorama splendide et (si j’ose imiter la fin de « Propos sur le livre aujourd’hui », essai que je viens de traduire) à travers ce « don, » Butor devient élément du génie du lieu de ce petit village. Quant à son bureau, c’était un espace à la fois extrêmement intime et extrêmement ouvert. Autrement dit, je ne me sentais nullement comme intrus ni invité. Cette impression venait des innombrables petites œuvres d’art qui envahissent tous les recoins et les interstices de ce vaste bureau. Les auteurs de ces œuvres d’art, ce sont tous des amis et surtout des collaborateurs de Butor. Représentant donc un lien entre leur auteur et Butor, ces objets sont aussi privés que publics. Puisque les œuvres butoriennes partagent justement ce caractère double, leur admirateur se trouve, dès son entrée dans ce bureau, bien à l’aise et disposé à explorer ce petit univers qui donne sur l’univers extérieur.

Momoko

Je trouvais toujours quelque chose de féérique dans la personne de Butor et le village de Lucinges m’a confirmé cette impression. C’était comme dans un conte de fées avec Butor en salopette en tant que personnage (comme ce garçon en salopette jaune dans Les Trois Châteaux, illustré par Titi Parant). Et la rencontre avec Martine Jaquemet, collaboratrice de Butor et artiste représentant le village et habitant au cœur même du village mais au fond d’un petit jardin fleuri… Quoiqu’isolé du reste du monde (pas de supermarché !), Lucinges est culturellement raffiné. J’ai trouvé tout à fait justifiée l’étymologie selon laquelle Lug est à l’origine de ce nom de lieu. Et le bureau de Butor avec ses trois grandes tables (une avec un ordinateur, une pour fabriquer des livres d’artiste, une pour la correspondance…) m’a fait penser au triangle dont parle Kenzaburo Oé, pour qui la circulation entre lecture, traduction (non pas en vue de la publication, mais pour faire un aller-retour des langues) et écriture permet à Oé, qui a débuté son carrière d’écrivain si jeune, de continuer à écrire durablement (c’était la leçon de son maître, Kazuo Watanabé, grand spécialiste de Rabelais). N’y a-t-il pas là aussi le secret de sa longévité en tant qu’écrivain et homme ?

 

Vous avez pu résider dans la maison qui fut la sienne pendant 27 ans dans le cadre d’une résidence de recherche, dont la deuxième partie se poursuivra en janvier. Qu’est-ce que cela signifie pour vous et qu’attendiez-vous de cette immersion ?

Michel Butor et Marie-Jo devant la maison de Lucinges crédit Maxime Godard

Masataka

Étant donné que le texte est indépendant de son auteur, le lecteur n’a pas besoin de connaître celui-ci : je trouve ce « principe » tout à fait juste, ce qui ne m’empêche pourtant pas de vouloir visiter les lieux concernant d’une manière ou d’une autre mes écrivains préférés. Ces visites ont pour effet d’augmenter mon amour pour eux et de me permettre par cela même de mieux comprendre leurs œuvres. Le problème, c’est qu’il est souvent difficile de distinguer un amour d’un culte. En général, la maison d’un écrivain, si elle subsiste encore aujourd’hui, est habitée par d’autres personnes ou transformée en musée. Dans le premier cas, le respect dû à la vie privée des habitants actuels impose une distance qui finira par sacraliser la demeure en question. Dans le second cas, les reliques exposées derrière la vitrine auront le même effet de sacraliser l’ancien maître du lieu. La maison de Michel Butor ne correspond à aucun de ces deux cas. Certes la porte du bureau de l’écrivain reste verrouillée sauf lors des visites guidées – mais cette situation n’est-elle pas à peu près la même que de son vivant ? On évitait de le troubler dans ses travaux. Le reste de la maison, excepté l’atelier de Marie-Jo situé juste au-dessous du bureau, reste intact et vidé de ses meubles remplacés par d’autres nouvellement achetés par la municipalité. On pourra donc circuler librement à l’intérieur et aspirer l’« élément » dans lequel se tissait l’écriture butorienne surtout pendant la nuit où on n’entendra rien et ne verra aucune lumière à part la nature environnante elle-même…

Momoko

C’était une chance incroyable pour nous de pouvoir résider dans ce lieu de création. Même si la maison est très grande pour nous deux, on ne se sentait pas seuls mais très détendus et même protégés. C’est sûrement grâce au génie de la maison. J’avais une sensation semblable dans la maison de Victor Hugo à Paris. Cette capacité à accueillir tout l’univers, c’est justement le point commun de ces deux auteurs…

Quels sont pour vous les principaux apports de Michel Butor dans le domaine de la littérature ?

 

Masataka

Je me suis toujours intéressé à l’abandon du genre romanesque par Michel Butor. Pourquoi celui qui a tant privilégié ce genre et réalisé quelques exemples décisifs n’a-t-il plus rien écrit dans ce domaine ?  Lors du colloque en 2017 à Tokyo, j’ai essayé de répondre à cette question et cela en présence de l’auteur de La Modification et en comparant ses quatre romans avec ceux de Jules Verne (dont on peut lire le texte dans les actes du colloque publié sous le titre de Michel Butor : à la frontière, ou l’art des passages). Butor lui-même en donne la raison : l’espace des Etats-Unis a fait exploser le roman. Mais ce n’est qu’en 1967, soit sept ans après sa découverte de ce pays que le projet du cinquième roman, Les Jumeaux, est définitivement abandonné. Les choses sont donc plus compliquées que l’explication selon l’auteur. Au début, le roman était pour Butor le moyen privilégié de surpasser une série de dichotomies à commencer par celle entre la banalité et le sacré, équivalente à celle entre le roman et la poésie. Or le roman tel qu’il le nomme « poésie romanesque » ne réussira à unifier ces deux éléments opposés que grâce à l’unicité de l’histoire, comme il le dit dans « Réponse à Tel Quel », essai qui conclut Répertoire II : « Je me suis aperçu qu’on ne pouvait parler de roman que lorsque les éléments fictifs d’une œuvre s’unifiaient en une seule « histoire », un seul monde parallèle au monde réel ». La poésie romanesque est maintenant le résultat de la généralisation qu’il a « dû subir à la notion du roman » et il est passé à « un triangle dont les pointes seraient le roman au sens courant, le poème au sens courant, l’essai qu’on le pratique d’habitude ». Cette « modification » est mise en scène dans Répertoire II, recueil d’essais disposés en diptyque : première partie composée de dix articles théoriques sur le roman et seconde partie composée de dix monographies sur divers auteurs y compris Butor lui-même. La dichotomie entre la généralité et la particularité me semble surpassée dans ce « sur-roman » par l’intermédiaire des citations souvent excessivement longues. Refoulées dans le roman, celles-ci révèlent la tromperie de la puissance unificatrice du roman, car ce dernier « résout » la dichotomie entre la parole de son auteur – assimilée à l’écriture – et celle des autres – assimilée à la lecture – en privilégiant la première au détriment de la seconde. Or aucune parole n’est à l’auteur et la citation est un acte qui consiste à effacer la différence entre l’écriture et la lecture. Selon Butor, surpasser la dichotomie ne doit pas aboutir au refoulement d’un élément par l’autre mais l’égalité entre les deux. C’est pourquoi le cinquième roman aurait dû explorer la potentialité de « la première caractéristique du livre occidental », celle refoulée précisément par l’unicité d’histoire : « la présentation en diptyque » (« Le livre comme objet »). La page de gauche doit être aussi « bonne » que celle de droite. Il en est de même pour la dichotomie entre le texte et l’illustration. En passant du « roman » au « livre », Michel Butor révèle qu’ils sont tous les deux une idéologie extrêmement puissante et fondamentale pour la civilisation occidentale. Par exemple, nous les Japonais sommes surpris qu’une simple inscription sur un éventail fasse de celui-ci un « objet-livre ». Pour nous, il est si normal d’écrire un texte sur un objet que cela ne change rien. Nous nous apercevons ainsi que contrairement au Japon où la frontière entre le texte et l’image est fort estompée, l’écriture se distingue tellement de l’image chez les Occidentaux qu’elle sait transformer tout en « livre ». De même, chez nous, quelles que soient la longueur, la façon d’écrire, tout peut s’appeler « roman » (ainsi on a un roman débordant de citations comme La comédie divine de Kyojin Onishi). Les efforts de Butor pour rendre libératrice la puissance de ces idéologies occidentales sont donc bouleversants pour nous ; ils nous font découvrir à la fois la culture occidentale et notre propre culture. De ce point de vue-là, ses livres d’artistes détiennent la clef de l’Univers Butor.

 

Pouvez-vous nous présenter les objets de vos prochaines traductions ?

 

Masataka

Il faut d’abord amener à son terme la traduction intégrale des cinq volumes de Répertoire. J’avais supervisé les Œuvres choisies de Jules Verne en cinq volumes et si possible, je voudrais publier encore cinq nouveaux volumes pour le même auteur. Quant à Michel Butor, je caresse le projet de traduire Description de San Marco mais mon ambition a pour objets Degrés et Mobile.

 

Momoko 

Je suis en train de traduire Les mots dans la peinture  et s’il y avait un éditeur favorable à mon projet, j’aimerais traduire Le musée imaginaire de Michel Butor, aussi éclairant et éducatif que ce premier. Je rêve aussi de publier Loup gris, loup bleu, dont j’ai fait déjà la première version en japonais (j’adore les illustrations puissantes de Kaviiik !). Par ailleurs, je souhaite pouvoir traduire un jour des œuvres de Philippe Jaccottet.