Catégorie: La parole à

François da Ros, typographe

mardi 02 février
La parole à

Présentation de François da Ros

François Da Ros, typographe, éditeur, auteur, est né en 1941 en Italie. En 1957, après un cycle d’études classiques, il entre en typographie à l’âge de 17 ans tout en suivant pendant quatre ans des cours du soir d’architecture. Il obtient un CAP de projectionniste de cinéma en 35 mm et tourne au cinéma « VOX ». En 1962, il rejoint Paris et se perfectionne à l’Imprimerie Génin-Frères, la plus moderne d’Europe (plus de 3500 casses de caractères différents). De 1964 à 1978, il collabore avec les imprimeurs-typographes Fequet et Baudier. Pendant quinze ans, il compose à la main de nombreux livres de bibliophilie avec des artistes, poètes et éditeurs : Picasso, Miro, Chagall, Arp, Tapies, Henri Moore, Jasper Johns, Chillida, Ubac, Tal Coat, Manessier,… Jacques Prévert, René Char, Aragon, Jean Laude, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Aimé Maeght, Louis Broder, Pierre Lecuire, etc. En octobre 1983, il complète sa formation générale par un CAP d’électricien – mécanicien – réparateur d’organes, et approfondit ses connaissances graphiques par la pratique de la photocompo sur matériel VIP et MAC. Cette même année, il crée son propre atelier et continue la tradition du métier tout en laissant la porte ouverte à l’esprit contemporain. Il perpétue lettre après lettre, la tradition du livre entièrement composé à la main au plomb mobile en collaboration avec les artistes, les éditeurs et les poètes contemporains, conscients qu’un certain livre pour lequel on ambitionne le Sacré, réclame l’emploi et la mise en œuvre de certains matériaux, caractères, et impose de fait une certaine technique fonctionnant au même rythme que l’homme, capable de l’accompagner avec sensibilité. La technique de la composition manuelle et l’impression typographique, outre la qualité et la définition de la lettre, sont, aujourd’hui encore, les procédés les plus souples face aux techniques les plus modernes. Elles permettent, en effet, entre l’auteur et l’artiste, entre « l’image et le texte », un dialogue sans contrainte pour accompagner la naissance de l’œuvre. En effet, jusqu’au dernier moment et même en cours d’impression, il est toujours rectifier un regret. 

François Da Ros continue à défendre et à promouvoir la typographie au plomb mobile – non pas comme un vestige du passé – mais comme point de départ et base de toute culture graphique ou typographique, quel que soit l’outil contemporain que l’on emploiera par la suite. Son incroyable atelier possède plus de 20 tonnes de caractère fondeur, dont pas moins de cinquante-six familles différentes. 

Portrait de François da Ros avec la presse à bras

La maison Anakatabase

En 1991, il crée les éditions Anakatabase avec Martine Rassineux. Il publie le livre inaugural ANAKATABASE, en hommage au Sacré d’avant le Temps du Signe et du Verbe.
En 1998, François Da Ros est nommé Maître d’Art par Catherine TRAUTMANN, Ministre de la Culture. François Da Ros réalise seul dans son imprimerie les diverses phases de la fabrication d’un livre, jusqu’au brochage final et la mise sous étui. Dans la logique de cette continuité et dans la transmission de l’héritage typographique, il édite en 1991 ANAKATABASE. Au-delà du parcours personnel, ce texte révèle, à soi-même, chacun de ceux qui en secret, travaillent dans la joie d’une passion partagée. La typographie, en vingt langues imprimées en rouge et noir fait ressortir les convergences et les permanences du Signe enfouies dans chaque langage, jusqu’à la découverte de l’anakatabasien final, alphabet Sacré du typographe, Signe virtuel avant la lettre en une sourde portée musicale. Egalement lié à la naissance et à la disparition du Signe, le graveur apporte sur dix-huit pages sa contribution à cette mouvance permanente. ANAKATABASE, texte inédit de François Da Ros traduit en 19 langues dont l’ANAKATABASIEN, gravure originale de Martine Rassineux, préface de Patrice Cauderlier, est une édition originale sur papier de Chine. Tirage à 63 exemplaires. La gravure sur papier Japon déploie au verso, sur dix-huit pages, l’empreinte de l’anakatabasien. Composition à la main au plomb mobile. 

Genèse du livre "les Stalactites du Sphinx", collection du Manoir des livres, réalisé avec Michel Butor et Martine Rassineux

A l’imprimerie Fequet et Baudier de 1964 à 1978, puis dans mes propres imprimeries à Paris, passage Etienne Delaunay et rue de la Villette, j’ai typographié de nombreux textes de Michel Butor, attentif et ouvert à toute mise en forme. J’ai toujours demandé carte blanche à l’éditeur et à l’auteur quant à la typographie, ce qui n’empêchait pas une grande écoute des désirs de l’auteur, ses suggestions, son ressenti…

Je choisis de vous parler dans ce contexte de la dernière réalisation aux Éditions Anakatabase concrétisée dans le livre « Les Stalactites du Sphinx ». 

En 1992, Michel était venu à l’imprimerie chercher ses exemplaires de collaborateur de mon précédent livre, « Le Roi » – dont j’avais écrit le texte et dont il avait fait la préface : une préface dont il avait apprécié, avec sa concentration et sa créativité débordante, l’audace d’une impression typographique en encre rouge !…. Ce jour-là, je venais de ressortir des essais que j’avais faits en 1989 pour le livre « Début et fin de la neige » de Yves Bonnefoy avec des phototypies de Geneviève Asse, édité par Jacques Quentin à Genève : je faisais souvent plusieurs propositions, une plutôt classique et une autre plus dans le risque ! On peut dire que « Les stalactites du sphinx » se profilaient déjà dans mes recherches de « Début et fin de la neige ». J’avais en effet proposé à Yves Bonnefoy un essai typographique en harmonie avec la chute incertaine de la neige, les secousses, respirations et voltiges qu’elle produit. Yves Bonnefoy avait choisi parmi les deux essais proposés, le plus classique, effrayé devant les flocons de lettres ! Il me demanda cependant que cette deuxième proposition figure comme recherche à la fin du livre, ce que j’avais refusé car il ne s’agissait pas d’une fantaisie devant en rester là, mais plutôt d’une provocation peut-être, attendant un texte écrit dans ce sens, qui permettrait d’entrer dans une lecture ralentie, abolissant le temps et permettant d’agrandir l’espace concentré du livre d’artiste. Par ailleurs cette difficulté de décryptage permet de pénétrer l’esprit du texte, de la ligne, du mot jusqu’à sa profondeur, son sens jusqu’à La lettre. Cette lecture renvoie à la lente élaboration du livre : lecteur, auteur, typographe et artiste ensemble cheminent alors au même rythme.

Début et fin de la neige

Sans retour d’Yves Bonnefoy depuis la parution de « Début et fin de la neige » en 1989, je réfléchissais à concrétiser ces propositions dans mes éditions, en accord avec Martine Rassineux qui avait fait des essais de tirages d’eaux fortes sur un papyrus aux fibres larges dont la particularité convenait à cette recherche typographique. C’est dans ce contexte que j’ai montré ces essais à Michel Butor en y associant le papyrus, lui proposant une collaboration avec les Éditions Anakatabase, ce qu’il accepta volontiers, me confiant qu’il avait enseigné en Egypte dans sa jeunesse. Comme une évidence, il s’empressa de souligner qu’il lui fallait écrire en fonction de cette lecture qu’offrait la typographie et en liaison avec le papyrus. Dans l’instant « Les stalactites du sphinx » prenaient forme. Michel Butor dans la plus grande humilité accepta ce défi non comme une contrainte mais, avec son génie et son imagination, comme liberté à la naissance d’un texte puissant empli d’images fortes et primordiales. Martine Rassineux qui ne le rencontra qu’une fois le livre terminé, décida de situer sa réponse en rassemblant les éléments constitutifs de sa technique de gravure au sucre, en faisant apparaître des empreintes, l’eau, des inscriptions primitives, une économie de moyen laissant la parole à la typographie et à l’auteur dans un équilibre précaire, afin de ne pas doubler les images nées de l’écriture de l’auteur. Les interventions gravées se situent loin de l’illustration, dans une tension minimaliste confrontée à la fibre et à la typographie dans une incrustation dans la matière tout comme la typographie qui devait éviter une impression plaquée d’encre grasse dans la compensation des irrégularités du papyrus. Aller vers la mémoire du palimpseste était donc l’orientation typographique qu’il fallait trouver. Je me suis orienté vers cette solution : j’ai composé le colophon dans un caractère Inkunabula de très petit corps, interlettré pour que les lettres se séparent comme les grains de sable du désert, se confondant avec les imperfections du papier du Népal.

Ce colophon est imprimé sur papier du Népal : le texte de Michel Butor imprimé sur papyrus est précédé d’un texte d’Epicure imprimé comme le colophon sur Népal. La couleur et l’aspect de ces deux matériaux en permettent des passages subtils. J’ai nettoyé ce papier dans lequel certains grains de pierre ou fibres trop dures peuvent casser la lettre de plomb. Puis j’ai composé le texte de Michel Butor en Inkunabula également dans un corps un peu plus gros, je l’ai ensuite agrandi en photocopie, ce qui en faisait apparaître l’imperfection et l’irrégularité. J’ai ouvert certaines surfaces trop noires dans le titre. Ces photocopies ont ensuite été converties en clichés polymères dont la souplesse pouvait accompagner les irrégularités du matériau. En effet une impression typographique trop parfaite au plomb sur le papyrus n’aurait pu que paraître fausse, les lettres devaient naître du matériau, être elles-aussi fossilisées comme pour braver les siècles passés et à venir, s’accorder à cette matière qui les porte, être en adéquation également avec le sens du texte. Le caractère fondeur Inkunabula de la fonderie Nebiolo à Turin en Italie convenait parfaitement à l’esprit du texte, dans la forme lapidaire et particulière du dessin du caractère avec ses points sur les i, décalés… La présence du caractère d’origine sert au lecteur averti de référence pour pouvoir recomposer la genèse de ce livre, le passage du caractère à son palimpseste. Effectivement, j’aime dans mes éditions qu’un chemin d’énigmes soit sous-jacent, au-delà de la lecture.

Enfin dans le mot Sphinx du titre j’ai repris le Phi grec que j’ai dessiné et que j’avais déjà mis une première fois en œuvre sous une forme différente dans un livre de Pierre Lecuire « Portraits et Autoportraits ». J’aime à tisser des liens entre mes ouvrages, une idée peut ainsi trouver sa réalisation plus poussée un peu plus tard dans le temps.
Michel Butor dans sa grandeur, acceptant le risque inhérent à toute création, a toujours accepté de lâcher prise et d’adhérer à toute suggestion, c’était le partenaire idéal pour développer ce livre jusqu’aux confins du désert au-delà de l’individualisme pour un voyage dans des échanges qui font oublier le travail de chacun, mêlé dans l’unique voix du Livre. Les suites de gravures isolées du texte témoignent du vide et de l’absence que l’artiste doit laisser dans sa création pour donner la parole au texte et à la typographie, et aussi de la force du texte qui confronté à l’image en transforme le sens, interactions multiples tandis que la voix du livre s’élève à l’unisson, tel est pour ma part l’objectif rêvé à atteindre dans chaque ouvrage.

 

François da Ros, février 2021