Catégorie: La parole à

Rencontre avec les artistes en résidence Hélène Peytavi et Isabelle Barat

jeudi 08 février
La parole à

Hélène Peytavi et Isabelle Barat sont accueillies en résidence pour une durée d’un mois en février 2024 au sein de la maison d’écrivain Michel Butor. 

Cet accueil s’inscrit dans le cadre des résidences ouvertes à nos partenaires culturels.

Hélène Peytavi

Depuis mes études en Arts Plastiques à Paris 8 et aux beaux-arts de la Ville de Paris dans l’atelier d’Agnès Carré (1990-1994), je poursuis une recherche sur la couleur et la transparence dans la peinture. Je vis et travaille à Paris mais aussi à proximité de la Méditerranée, entre mer et montagnes. J’ai créé mon premier atelier sur la friche de la gare marchandises Paris-Est en 1990.
Je me nourris du réel comme d’une petite musique, partition inachevée du monde. Tout est vivant : la mer, la montagne, le vent, le temps qu’il fait, une voix, un fruit. La nature et mon imaginaire. Je prends les choses très au sérieux, elles sont vivantes par leur simple présence et leur existence, même la plus minuscule. Elles nous renvoient à l’état de notre monde où tout se tient : le monde végétal, l’humain et l’animal. Je collecte au long de mes balades et je peins avec et dans de la peinture fraîche, dans l’instant même, en allant chercher le motif dans mes souvenirs. C’est l’impact d’une couleur sur une autre qui me stimule, ce qui se passe entre elles dans l’espace plan (la toile, le papier, le livre, le mur…). Le blanc tient un rôle important dans ce dialogue. Risquer quelque chose de nouveau car, à chaque fois, il y a résistance du matériau, un je ne sais quoi qui advient, inconnu. Être présente à ce qui se produit car rien n’est jamais vraiment établi.

J’entretiens aussi un rapport particulier avec le livre et cela entre dans ma pratique artistique. L’espace de la page est également un espace de création plastique. Depuis 2017, je développe une coopération avec Voix éditions qui à ce jour a donné lieu à quatre livres d’artiste.
On peut suivre mon travail sur mon site, conçu comme une sorte de carnet au long cours sur ma pratique, ainsi que sur mon compte instagram qui reflète assez fidèlement la vitalité de ma production @helenepeytavi.
Vous trouverez ici un portrait assez fidèle de mon rapport à la peinture.

 

Portrait d'Hélène Peytavi, atelier, Paris, 2021

Isabelle Barat

J’ai étudié l’anglais et la philosophie tout en suivant des cours de modelage et son corollaire, le moulage. Puis de gravure, avant de reprendre des études en arts plastiques.
J’écris depuis la jubilation du premier glissement de la plume derrière la plus belle des courbes, la plénitude d’un ourlet d’encre façonnant une lettre, une suite de lettres. Faire une boucle, un nœud, un nœud avec une boucle, raconter une histoire protéiforme et singulière, je fais de l’écrit. Gratter, éclabousser, raturer, rater, suivre la crampe ou le délié d’une patte d’insecte, les pleins d’une coque vide sur une déchirure.
Avec le dessin je retrouve le geste de l’écriture, celui de l’enfant qui découvre l’outil et le plaisir des sens lié à celui du sens : la boucle somptueuse dans le mouvement du poignet et la jubilation de sentir le trait aller à la rencontre d’un sens. Tirer sur le fil et découvrir une forme et un sens.
En traçant je me rapproche de quelque chose.

 
J’écris des textes courts, des fragments, je fais des textimages, textes très courts appliqués sur des sténopés. J’écris en marchant. Un carnet, un crayon et du scotch, retenir un effluve, ramasser une miette, croquer, griffonner dans l’urgence, à la limite de l’équilibre, comme si chaque pas m’était inconnu, en terrain étranger et pourtant reconnu, en trajet souterrain, les mots, les traits surgissent, par accident dirait-on. Marcher avec l’accident, quand les mots n’expliquent pas mais se dévoilent, quand les images cassent le cadre pour faire résonner des terres enfouies et brutalement sentir le monde se frotter à soi. Attraper au vol cette sensation fugace et vertigineuse du réel — c’est le présent d’un mot ou celui d’un tracé, un cadeau dans l’instant.

 
J’explore les territoires de langues qui me sont étrangères, images naissant des mots, de leur prononciation fragile, maladroite, de leur sonorité saugrenue, délicieuse, un texte à l’intérieur du texte, une matière textuelle en mouvement, tactile, sonore, visuelle. 

J’ai publié au cours des dernières années plusieurs grands textes aux éditions 

Rue Saint Ambroise et je travaille avec eux depuis 2019 à des traductions. Ce travail de traduction est venu s’intégrer tout naturellement. Il m’a offert une expérience en regard de ma pratique d’écriture, une mise en perspective, un prolongement – se couler dans les mots d’un autre. Une fête.

Et, au croisement des pratiques et des langues, l’improvisation libre et les textes-actions (corps-écriture-son), le plaisir du partage.

On peut suivre mon travail sur mon site ainsi que sur mon compte instagram @isabelle.barat  

 

Portrait d'Isabelle Barat, Maison d'écrivain Michel Butor, Lucinges, 2024

Pourquoi avez-vous souhaité venir en résidence à Lucinges?

Hélène :
D’abord, il y a la stimulation de découvrir l’univers physique de Butor, son environnement géographique et tout ce qu’il a pu engager sur le lieu lui-même de sa résidence en Haute-Savoie autour du livre et bien sûr du livre d’artiste, doublé de la découverte de l’initiative de l’Archipel Butor, pour valoriser l’accès à son œuvre et à son engagement d’écrivain dans des collaborations avec les artistes. Je crois ensuite que la dimension dialogue entre deux langages – l’écriture et la peinture et sa déclinaison contemporaine a été déterminante, que ce soit pour Isabelle ou moi-même. Enfin, le désir aussi d’être accueillies ensemble dans un lieu de création pour tester et mettre en œuvre une pratique de création dans ces deux champs de la production artistique.

Isabelle :
Ayant depuis longtemps connaissance du travail d’Hélène, j’étais curieuse de savoir ce que pourrait donner une pratique partagée dans un projet commun ; j’étais enthousiaste à l’idée de me lancer dans l’aventure lorsque l’occasion s’est présentée.
Explorer le geste de l’écriture et du dessin dans un espace de « jeu » : la dimension ludique et la dimension de liberté et d’exploration qu’elle met en place — ce livre n’a pas de contours précis, il se fait au présent et chaque jour il naît.
Et bien sûr, réaliser un livre. L’objet livre représente pour moi pour moi quelque chose de précieux, un monde et son odeur, son poids, son volume, sa vie propre. Un monde en mouvement sur des sensations et des émotions. Encore une fois marcher dans les pas de Michel Butor.

Aviez-vous déjà travaillé ensemble auparavant ?

Hélène :
Non. Ce sera une première et nous en sommes ravies. Ce séjour représente pour nous l’opportunité de confronter nos pratiques artistiques (écriture et peinture), de les frotter l’une à l’autre en prenant des chemins imprévus pour les faire dialoguer. Depuis l’époque de notre rencontre en Arts plastiques à Paris 8, au début des années 90, nous avons progressé chacune dans notre expression artistique, prêtant un regard attentif au travail de l’autre, à l’écoute de son originalité et des échos qu’il suscite en chacune de nous mais nous n’avons jamais créé ensemble et simultanément sur un projet de création commun.

Isabelle :
Nous venons de collaborer sur « Mouvance Terre », un recueil avec mes textes et les aquarelles d’Hélène, paru en janvier de cette année chez Vincent Rougier
accompagné de 4 clips réalisés par Younès Jiar sur des scenarii d’Hélène.

Comment imaginez-vous le temps de résidence ?

Hélène et Isabelle :

La résidence nous permet de séjourner dans un espace-temps en retrait, de bénéficier d’une retraite, loin de la rumeur du monde, de sa fureur et de son lot d’horreurs. Appuyer sur pause, se mettre à l’abri, à l’écoute de l’autre pour se réarmer et affronter poétiquement le monde.
Un temps paisible de confrontation et de partage dans la demeure de Michel Butor en compagnie des livres de la bibliothèque et sur les sentiers alentours. Poursuivre cette balade qui a ouvert et qui imprime son rythme quotidien à la résidence, au fil des gestes, des lettres, des pas, à la rencontre de notre langue du cœur ainsi que le disait Rousseau.
La résidence et, de ce fait, notre vie commune pendant 21 jours consécutifs nous permettra de créer les conditions de concentration et de recherche nécessaires au travail de dialogue — attention à l’autre, allers-retours et prises de risques — nos langues en jeu, à la rencontre de soi après les avoir frottées l’une à l’autre. Un voyage : « Pour que ma voix puisse durer, il lui est absolument nécessaire d’être soutenue par son propre écho. » (Michel Butor ; Répertoire I ; édition de la Différence ; 1960)

Maison de Michel Butor

Pourriez-vous présenter en quelques lignes le projet de livre d’artiste qui sera développé pendant le mois passé à Lucinges ?

Hélène et Isabelle:

Dans le prolongement d’un atelier de création collective autour du livre d’artiste, nous nous retrouvons toutes deux autour des matériaux collectés lors de cet atelier et nous travaillons, chemin faisant, à la création d’un livre-dialogue.
Les pistes que nous envisageons d’explorer lors de la résidence sont multiples mais ont toutes pour objectif de pétrir une terre du poétique — jouer avec un espace en mouvement, un terrain d’expérimentation et de barbotage où tous les coups sont permis, pinceaux, ciseaux et plumes, tracés-coupés-collés, le texte mordu, modelé par les taches et les coulées faites et défaites par le texte.
Il s’agit pour nous, partant des matériaux glanés en compagnie du public de l’Archipel Butor — les fruits des besaces ainsi que des échanges qui en ont résulté — d’établir des liens entre ces trouvailles et nous-mêmes, d’en tisser un fil qui sillonnera la toile de notre livre-dialogue.
Nous nous proposons, au jour le jour et Chemin faisant, de faire jouer les gestes du dessin, de la peinture et de l’écriture au cœur d’une géographie du livre — un lieu et ses histoires, cartographies, cabinets de curiosités, racines, étymologies — et d’explorer des passages qui émergent entre les différentes composantes du vivant, végétal-humain-animal, fugaces, parfois si discrets qu’ils atteignent à peine le seuil de nos perceptions
Cette retraite chez Butor représente pour nous l’opportunité d’être attentives au moment présent et, ce faisant, de porter la « langue du cœur » créée à Lucinges au présent de l’histoire afin de rendre sensible la force du peuple palestinien menacé de disparition pour vouloir demeurer sur sa terre. Contre le risque d’effacement.

CASCADE, Livre d'artiste réalisé collectivement le 4 février 2024 avec une douzaine de participants au Manoir des livres

Quels sont les autres projets (expositions, publications) sur lesquels vous travaillez actuellement ?

Hélène :

En 2024, je mène plusieurs projets de front. Tout d’abord, la réalisation d’une commande publique pour la ville de Magny-les-Hameaux (vallée de la Chevreuse) avec le soutien de la DRAC Ile de France : il s’agit de créer le vingtième Livre infini qui rendra hommage à ses morts pour la France avec une classe de la ville. Le projet a été initié en 2004 par l’artiste Marie Ange Guillemot. Nous fêterons donc cette année les 20 ans du projet, avec la clé une exposition personnelle à la maison des Bonheur (la famille de la peintre animalière Rosa Bonheur).
Par ailleurs, je présente à Arles jusqu’en mai mes livres d’artiste à la librairie Archa des Carmes, l’occasion pour moi de les voir rassemblés ensembles, dans le bel écrin (ancien couvent) que constitue cette librairie dédiée à la poésie.
Ensuite, j’exposerai cet été mon travail issu de la résidence de l’automne 2023 de Tokyo à Pont-Aven. Un travail qui confronte l’approche orientale de la peinture à l’approche occidentale.
Enfin, j’ai candidaté à une résidence de création à Cap Martin Roquebrune sur le site d’Eileen Gray et Jean Badovici, le Cabanon de Le Corbusier et l’Étoile de mer de Thomas Rebutato avec les Unités de camping de Le Corbusier, en septembre – octobre autour d’un projet sur la couleur dans l’architecture moderne et la peinture aujourd’hui. J’aurai la réponse à la mi-mars. A suivre…

Isabelle :

Je travaille à « Noir dans le noir », une série de textes et dessins en réponse à un appel à contribution de la revue « Rien de Précis » sur le thème de la nuit et du jour.
« Chocolate smiles », texte en réponse à « Tambours de souffle », in Télépoésie Canada, mars 2024

Va sortir courant février : « Cousu-décousu », 15 dessins pour porfolio « Les Carrés 379 – Une collection » (chantier n°11)

Je suis en train de réviser avant ré-édition, courant 2024, aux éditions Rue Saint Ambroise « Les meilleures nouvelles de H.P. Lovecraft », dont j’ai établi l’édition en 2020, fait les traductions et écrit la préface. Vous pouvez écouter un extrait de l’une des nouvelles ici.

Et puis, des textes et dessins pour différents appels à contributions.

Isabelle Barat, COUCH, charbon de bois sur papier, 10 x 15 cm, 2015
Isabelle Barat, COUSU-DÉCOUSU n°19, encres et collage sur papier, 20x20cm, 2023
Hélène Peytavi, ENCRIER, huile sur papier, 30 x 15 cm, 2019
Hélène Peytavi, BOTANIQUE, aquarelle sur papier, 70 x 50 cm, 2020